Les valeurs des « jours heureux »

par sauverlesprepas

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Je vous promets que cette semaine a fait mon éducation. Qu’est-ce que j’ai appris, et compris, en voyant ce qui se passait.  La seule manière de nous en sortir maintenant, ce n’est pas de couper les cheveux en quatre sur tel ou tel aspect, différences CPGE, secondaire, etc. Vous l’avez déjà compris. Le seul salut possible, face à tous les obstacles qu’on va nous opposer, la seule voie qui fera que nous seront plus forts face à l’intimidation apparemment formidable (en réalité dérisoire) du pouvoir, de l’ignorance, des lâchetés, du défaitisme, du carriérisme, C’est celle de la prise de conscience. Nous serons tirés d’affaire (et avec nous, bien d’autres) et nous saurons parler avec conviction, nous saurons nous battre, et vaincre, si nous prenons conscience de ce que notre métier d’enseignant signifie vraiment. Ce mouvement va nous faire grandir, tous, nous réveiller aux valeurs fondamentales qui motivent notre action d’enseignants (quel que soit notre grade, notre niveau, notre filière), valeurs que nous ne sommes pas forcément capables de formuler en mots, mais pour lesquelles nous serions prêts à risquer beaucoup. Moi, en tout cas, je serais prête à risquer ma carrière pour elles. Et je le dis clairement. Je n’ai pas peur. Il faut comprendre que le Décret de 1950 est à défendre à tout prix. Loin d’être dépassé (il a d’ailleurs été amendé afin que son esprit reste adapté à l’évolution de la société, comme toutes les grandes lois, les lois sages, qui savent se formuler « en hauteur », parce qu’elles se fondent sur l’humanisme et la raison, et du coup ne risquent pas la désuétude) il est progressiste, ce qu’il faut absolument comprendre et défendre dans notre époque de régression.

Le décret de 1950 n’est pas technocratique. Il est intelligent (et là, je me répète, comme dirait Mark Twain) Il est issu de l’esprit du grand Conseil National de la Résistance, qui était un force de progrès et d’humanisme. Ce souffle généreux a régénéré notre République moribonde et il était si puissant qu’il a duré longtemps après la guerre, Si, dans les années 50, qui n’étaient pas particulièrement tendres avec les travailleurs, on était capable de comprendre qu’un prof a besoin de respiration, d’oxygène mental, qu’il ne peut pas abattre des heures comme un travailleur de force, qu’il faut absolument le mettre à l’abri du souci matériel, pour qu’il puisse enseigner avec enthousiasme et créativité, quelle honte devrait être la nôtre en cette époque « évoluée » et « prospère », de l’avoir oublié.

Le démantèlement du Décret de 1950 est fait dans un esprit technocratique, très inférieur à l’esprit réellement humaniste du décret de 1950. Si nous l’acceptons, « comme des veaux »,  il nous enlève toute protection, ce qui à terme nous rendra totalement incapables d’assurer notre mission. L’imbécilité des technocrates imprégnés sans même s’en rendre compte de la logique à courte vue du libéralisme, c’est de penser qu’on peut faire sans dommage aux professeurs ce qui a été une tragédie pour les employés d’Orange et de Renault (qui d’ailleurs ont manifesté pour certains en quittant la vie, ce qu’ils en pensaient, paix à leur mémoire, et j’en pleure encore), qu’on peut diriger les gens comme un troupeau de bétail, et leur faire rendre plus, si on sait bien s’y prendre. Le problème, c’est qu’avec des professeurs, l’exigence de rendement n’est pas possible dans le sens “entreprise”. Nous pouvons être efficaces, mais il faut nous ménager. Tous. Ecoles, collèges, lycées, supérieur. Pour que l’éducation que les enseignants dispensent soit de qualité, il faut qu’ils aient le temps de se consacrer à l’essentiel, il faut qu’ils aient le temps de faire le coeur de leur métier : penser, continuer de s’instruire pour transmettre les connaissances, digérer les connaissances d’hier et celles du monde d’aujourd’hui, leur donner sens et trouver le moyen de les rendre accessibles à leur public, lire les travaux de leurs élèves pour les aider à progresser. C’est ce que nie le projet Peillon. Il propose des rémunérations fluctuantes pour des activités diverses et variées. Mais que reste-t-il du temps nécessaire à la construction de la transmission, et à la respiration ? Rien. Si nous laissons le décret de Peillon détruire le Décret de 1950, nous deviendrons taillables et corvéables à merci, et nous quitterons la profession. Personne ne voudra plus l’exercer. Parce qu’on aura sottement détruit son énergie vitale. Je parle pour les enseignants. Mais je crois qu’un vrai chef d’entreprise dans n’importe quel secteur d’activité pourrait comprendre ceci aussi. Les technocrates sont en train d’aller dans le mur, et nous avec. L’avenir appartient aux humanistes. Je crois que c’est ce que Malraux voulait dire quand il a écrit: “Le 21ème siècle sera spirituel, ou ne sera pas”.

Je ne crois pas à un complot. J’ai juste envie de détourner Barbey d’Aurevilly et de dire: « Si l’intelligence était à vendre, il n’y a que ceux qui en ont qui en achèteraient »

Notre problème, c’est que, pour comprendre à quel point il est important de nous ménager, il faut être vraiment intelligent, et pas seulement technocratiquement ou politiquement habile. Notre problème, c’est que les sphères du pouvoir et du savoir (celui qui compte vraiment) ont une intersection de plus en plus petite. 

Anne Guerrier, professeur d’anglais en CPGE, Lycée Janson de Sailly